LES DERNIERS PAÏENS (LES BALTES FACE AUX CHRETIENS: XIIIe – XVe s.)
UNE CONVERSATION AVEC SYLVAIN GOUGUENHEIM
(Illustration: “Perkunas”, de Yaroslavna Konovalova)
Le médiéviste Sylvain Gouguenheim, éminent spécialiste des ordres religieux militaires et du Saint-Empire romain germanique, n’est pas seulement l’un des meilleurs auteurs de référence au monde concernant les Hospitaliers de Sainte-Marie des Allemands de Jérusalem – autrement dit, les chevaliers de l’Ordre teutonique. En France il est, purement et simplement, le seul. Grand connaisseur par conséquent du Kulmerland cédé par Conrad Ier de Mazovie aux Teutoniques, il était naturel qu’il s’intéressât aux populations baltes occupant ce territoire et au phénomène unique mais totalement méconnu du grand-duché de Lituanie. Le livre qui en résulte, Les Derniers Païens, est tout simplement révolutionnaire en ceci qu’il renverse chez nous autres Français un grand nombre d’idées infondées, alimentées par une culture qui va de Tite-Live à Mérimée et qui nous procure la pire des assurances: cette fausse impression de familiarité qui gauchit la perception à sa source même. Or tout ce que nous croyons savoir s’avère, en dernière instance, parfaitement inexact. Mais Sylvain Gouguenheim ne se contente pas de démystifier. Son travail, au contraire, est une contribution essentiellement positive, donc infiniment féconde. Comme l’écrit l’archéologue Michel Kazanski (UMR 8167), lui-même natif de Lettonie et auteur des Slaves (Errance, 1999), « en s’appuyant sur l’étude approfondie de sources écrites médiévales, ainsi que sur les recherches récentes des médiévistes et des ethnologues, [Sylvain Gouguenheim] propose une reconstitution fiable de la civilisation des Baltes du Moyen Âge, reconstitution dans laquelle une place d’honneur est faite à leur culture spirituelle et à leur religion païenne. » (Kazanski, Pour la Science, mai 2022, n°535).
LES TEUTONIQUES ET LES PAÏENS DE LA BALTIQUE
Emmanuel Legeard : Vous êtes le meilleur spécialiste des Teutoniques en France, pays où justement ils sont très mal connus. A cause de la diffusion à grande échelle du cinéma dans les masses populaires, les gens se représentent les chevaliers teutoniques et leurs rapports avec les populations slaves et baltes tels que dans des films de propagande comme l’Alexandre Nevski d’Eisentein, qui raconte la bataille du lac Peïpous (1242), ou Les Chevaliers Teutoniques d’Aleksander Ford, réalisé pour célébrer le 550e anniversaire de la première bataille de Tannenberg (1410). Il est difficile de départager le vrai du faux dans de tels portraits, mais ceux-ci ont durablement embrouillé la mentalité collective à cause de leur fort potentiel de séduction artistique. D’un autre côté, il y a le Songe du Viel Pèlerin que Philippe de Mézières, admirateur des Teutoniques, rédige à l’intention de Charles VI en 1389. Or celui-ci nous montre que l’Ordre, soit par manque de missionnaires versés dans les différents dialectes baltes, soit dans la perspective de gains économiques ou stratégiques (dans leur rivalité, notamment, avec la Pologne ou la Rus’ de Kiev), a renoncé à encadrer religieusement les populations conquises. Une génération plus tard, la fameuse Propositio Samagitarum du concile de Constance (1416), qui est une plainte des Samogitiens – Lituaniens de Basse-Terre (Zemaitija) – contre l’Ordre, va beaucoup plus loin en pire puisqu’elle dénonce des Teutoniques « plus soucieux de remplir leurs greniers que le paradis », qui « n’ont bâti aucune église », et cherchent essentiellement à réduire les populations baltes en esclavage. Les Teutoniques seraient même convaincus d’au moins trois viols. Or il ne semble pas qu’il s’agisse d’une vaine calomnie, puisque le concile juge la plainte recevable, et qu’il tranche, contre l’Ordre, en faveur des Samogitiens. Aussi, que penser de l’image que donnent ces films très populaires que j’ai cités, et qui dépeignent les chevaliers comme de sinistres dominateurs sans scrupules, seulement avides de pouvoir et de territoires, brutaux, arrogants et cyniques ? Cette caricature de propagande exige forcément d’être nuancée, mais de façon surprenante, les témoins directs semblent quelquefois l’accréditer. Vous parlez vous-même des «crimes commis par les Teutoniques» (p.163) comme d’une raison suffisante exploitée par les Baltes pour rejeter la conversion. Dans quels rapports les Teutoniques étaient-ils réellement avec les populations païennes qu’ils avaient soumises?
Sylvain Gouguenheim : Je laisse de côté les très bons films d’Eisenstein et Ford, qui sont des œuvres de propagande politique, dépendant du contexte d’alors. Il y a du vrai dans les accusations portées contre l’Ordre au concile de Constance ; il y entre aussi de la propagande : dans le contexte du concile, l’Ordre d’un côté, la Pologne et la Lituanie de l’autre, ont porté plainte respectivement et demandent aux Pères du concile une sentence en leur faveur. Les Teutoniques au début du XVe siècle ne croient pas à la sincérité de la conversion de Jagellon. Pour eux les Lituaniens sont restés païens ; et de fait, en Samogitie cela semble bien avoir été le cas. Plus largement, on débat autour en effet de la politique générale menée par l’Ordre en termes de christianisation. Des témoignages, tels celui de Philippe de Mézières, la production d’ouvrages pieux, montrent que les membres de l’Ordre étaient animés d’une authentique piété. Ils ont bâti des églises, ou du moins ont été aidés en cela par les Dominicains et les Franciscains. Ont-ils volontairement freiné la christianisation de façon à pouvoir mieux exploiter des populations rurales restées païennes ? C’est difficile à dire. Ils ont évidemment agi en seigneurs, ce qu’ils étaient ; ils ont donc exploité les populations locales par le travail et la fiscalité. Des travaux récents ont toutefois montré qu’ils ont eu un réel souci d’évangélisation, mais ils ne disposaient pas d’un clergé suffisant ni suffisamment cultivé pour mener à bien cette christianisation en profondeur, ce dont témoigne la permanence des croyances et des rites polythéistes au XVe ou au XVIe siècle et contre lesquels les Réformés sont partis en guerre, vite suivis par les Jésuites.
FLUCTUATIONS DU PAGANISME BALTE et RYTHME DE L’ACCULTURATION
Emmanuel Legeard : Comme vous le rappelez, le paganisme, qui n’est pas une religion, mais une catégorie négative du christianisme missionnaire – c’est tout ce qui est l’Autre du christianisme (et de sa filiation abrahamique) et que celui-ci s’est donné pour mission d’éradiquer – a tout de même sous ses formes persistantes la caractéristique de renvoyer aux pratiques des populations rustiques, les pagani. Les éleveurs, les agriculteurs, dépendent de la terre et des éléments et cherchent à se concilier les forces de la nature. Vous citez à ce sujet les propos éloquents d’Émile Guillaumin dans son célèbre roman autobiographique, La Vie d’un simple. Pour les païens, le sacré est immanent parce que le monde est donné entièrement, sans solution de continuité. La vie urbaine, au contraire, du fait qu’elle est détachée du contact immédiat avec l’ordre naturel, offre la possibilité de vivre dans l’abstraction déréalisante et de cultiver une «foi» inconnue des païens, c’est-à-dire une confiance aveugle dans la révélation que le «vrai» monde, le monde «saint», est séparé de celui-ci par un abîme. A cause de cette «continuité entre l’ordre biologique et l’ordre social» (Marc Augé), on reproche aussi aux religions païennes d’être des religions «ethniques» (ethnoï), les religions des «gentils». Par exemple, c’est l’accusation formulée par Einhorn contre le totémisme des Lettons qui ne seraient que des semi-chrétiens, des «ethnico-christiani». Dans les pays baltes comme partout, les évangélisateurs ont essayé d’absorber le paganisme, quoique de façon souvent subversive puisque le charbon de bois qu’on place dans les tombes est assimilé par les missionnaires catholiques au martyre de saint Laurent que les «païens» ont fait griller sur un bûcher. Quant aux Orthodoxes, ils font de Perkunas ici le prophète Élie dont le titre de gloire est d’avoir triomphé de Baal, divinité de l’orage et de la fertilité – donc le strict équivalent de Perkunas! – et là saint Georges qui terrasse les serpents assimilés au mal – or on connaît la dévotion des Baltes pour les serpents. Toutefois, le christianisme cherche d’abord à se loger à l’intérieur du paganisme par stratégie pastorale, et les instances dirigeantes cèdent souvent à la dévotion populaire. Turmel ou Delumeau ont montré que la christianisation avait progressé chaque fois que la « théologie populaire » avait triomphé de la théologie savante (à travers notamment l’élaboration de la liturgie). Mais inversement, chaque fois qu’on a manifesté la volonté brutale d’épurer le christianisme de ses éléments païens – réforme grégorienne, réforme protestante, contre-réforme catholique, Vatican II – la pratique s’est instantanément effondrée dans les campagnes (cf. Jean Delumeau, Robert Sauzet, Jérémie Foa, etc.). Aussi, quelles ont été, entre le Moyen Âge central et les temps modernes, les grandes lignes des fluctuations du paganisme des Baltes en rapport avec les progrès de l’urbanisation, les réformes et contre-réforme, les missions franciscaines, dominicaines, et orthodoxes? Autrement dit, par quels grands événements l’acculturation des Baltes a-t-elle été rythmée?
Sylvain Gouguenheim : Vaste question ! L’évolution a été contrastée d’une terre à l’autre. La Lituanie, christianisée volontairement et non par la force, et tardivement, a mis en place un polythéisme d’État au XIVe siècle, centré autour du culte du feu, de quatre ou cinq divinités fondamentales, de lieux sacrés (confluents, arbres ou forêts, pierres). On peut donc dire que, dans son cas, le « paganisme » a connu un renforcement, une densification, une complexité accrues, à la suite du contact guerrier avec l’Ordre teutonique. La Prusse et la Lettonie furent christianisées à la suite de guerres missionnaires au cours du XIIIe siècle. Pour survivre, le polythéisme lituanien s’est renforcé ; il a même, selon moi, imité le quadrillage territorial des commanderies teutoniques et des églises paroissiales, en distribuant de manière sélective bien choisie ses propres lieux de culte de façon à embrasser tout l’espace du duché. Leurs religions – qui sont distinctes même si on peut relever des points communs – ont donc subi de plein fouet une première acculturation: les «prêtres» ou spécialistes du sacré ont été éliminés, les lieux de culte traditionnels détruits ou dissimulés sous des édifices chrétiens, les pratiques funéraires ancestrales (incinération, enfouissement dans des tombes en compagnie d’objets ou d’armes) interdites. Mais les témoignages du XIVe siècle et, surtout, ceux des XVe-XVIIIe siècles montrent la vitalité de pratiques et de croyances, vraisemblablement anciennes, liées aux grandes périodes de la vie rurale (labours, récoltes) et familiales (mariage, naissances, trépas), que la Réforme protestante et l’Église catholique ne cessent de combattre, sans parvenir à les éradiquer, puisque pour ces populations, la survie dépend des éléments naturels (sécheresse, épizootie, inondations, grêles) et qu’elles restent donc terriblement attachées à se concilier les forces naturelles, celles dont dépendent la fertilité et la fécondité (ainsi le culte des serpents domestiques). C’est évidemment moins vrai en milieu urbain où la christianisation fut sans doute plus profonde. Mais ce monde urbain ne devait représenter que 10 à 15 % de la population totale. Au total donc cette seconde acculturation a duré des siècles et n’est sans doute pas entièrement accomplie : il reste des traces au XXIe siècle de ces croyances ancestrales… Et, comme vous le dites, on retrouve dans ce monde balte des éléments mis en lumière par les spécialistes de la religion populaire des XVIe-XVIIIe siècles européens (tels Jean Delumeau). On a là vraisemblablement des éléments anciens, indo-européens dans leur forme, mais encore plus profondément : humains puisqu’il s’agit de se concilier les forces naturelles porteuses de vie (l’eau, les arbres…).
STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ PAÏENNE
Emmanuel Legeard : Bien que je sois comparatiste de formation, et aussi tout à fait sensible au structuralisme de Lévi-Strauss que je crois très valable dans ses principes, j’ai beaucoup apprécié que vous souligniez les limites de l’application sans discernement notamment de la tripartition fonctionnelle léguée par Dumézil qui dans bien des cas est une clef analytique parfaitement inefficace. Une chose, d’ailleurs, m’a particulièrement frappé, elle est d’ordre sociologique, à défaut de disposer de documents autographes ou de preuves archéologiques qui, comme vous le dites, sont équivoques, c’est que le comportement des Lituaniens de Basse-Terre, le plus exemplaire en quelque sorte [parce qu’il porte le contraste à l’extrême], celui des Samogitiens, évoque spontanément pour l’activité agraire, le mode de vie sylvestre et les incursions armées dans les territoires limitrophes, nos bagaudes à nous, décriées comme «monstrueuses» («hybrides», c’est-à-dire coupables d’ὕϐρις) par les chroniqueurs gallo-romains parce qu’elles mélangeaient les genres, c’est-à-dire les « trois fonctions ». Ces paysans vivaient en égaux, refusaient le joug du servage et la loi romaine et faisaient régulièrement des sorties hors de leurs clairières, à cheval et armés pour assiéger des villes et «semer la désolation», suivant les partisans de l’ordre impérial et des villae. On ne sait toujours presque rien des bagaudes, parce que l’histoire a été écrite par les lettrés, hommes de pouvoir. En sait-on davantage sur la manière dont les sociétés païennes de la Baltique étaient structurées?
Sylvain Gouguenheim : Il faut distinguer là aussi les Lituaniens des autres peuples (Prusses et Lettons): au XIIIe et au XIVe siècle la Lituanie s’est développée tout en restant polythéiste. Elle s’est urbanisée en partie, s’est dotée de structures économiques et sociales plus étoffées. Une classe de marchands est apparue: la Lituanie était au carrefour de grandes voies commerciales nord-sud et est-ouest, en contact avec la Russie, la Horde d’or, Byzance, la Pologne, l’empire, le monde la Hanse etc. Les structures politiques bâties par les Gédiminides au XIVe siècle offrent peu de différences avec celles des principautés voisines, slaves ou germaniques, même si la classe des lettrés et des juristes au service du pouvoir y est encore peu développée apparemment. Mais elle s’étoffa au XVe siècle.
Les éléments significatifs dont nous pouvons être certains sont les suivants. Ces sociétés étaient dépourvues d’écriture, elles étaient très largement rurales (plus agraires peut-être que pastorales même si les chevaux constituaient une part sans doute importante de la fortune), très faiblement urbanisées, dominées par des aristocraties au moins en partie guerrières et détentrices de domaines fonciers importants (5% sans doute de la population). Le degré de «militarisation» de ces populations étant diversement évalué par les spécialistes. Les familles étaient regroupées en clans, au sein de deux strates hiérarchisées : une large masse d’hommes libres (ceux qui furent appelés plus tard les «petits libres», gratifiés par l’Ordre allemand de terres et de droits en raison de leur fidélité) et un nombre plus restreint de non-libres. Pierre de Duisbourg de son côté évoque seulement les nobiles et le «commun peuple». Les décisions intéressant l’ensemble d’une tribu – notamment en cas de guerre – étaient prises par l’assemblée des hommes libres (Wayde). Les hommes à la tête des clans étaient entourés d’une troupe armée, analogue, avec quelques différences, à l’ancienne «truste» germanique, voire à la «druzhina» des Slaves. Une transformation de grande ampleur se produit au cours du XIIIe siècle: incapables de résister aux Teutoniques, les Prusses comprirent la nécessité de se regrouper, de s’unir. Les clans au sein des tribus s’allièrent se dotèrent d’un chef de guerre commun, dont les noms apparaissent d’ailleurs alors dans les chroniques ou les documents de l’Ordre (Monte, Skomand). Des historiens ont qualifié cette phase de «démocratie guerrière», y voyant un passage du monde tribal à une forme d’organisation pré-étatique.
LE TONNERRE, LE CHÊNE ET LE SERPENT
Emmanuel Legeard : Les religions «païennes», qui n’ont pas textuellement fixé de dogmes, évoluent dans l’espace et dans le temps, avec le contexte, à la manière de la nature elle-même. Il n’est donc pas illogique que les Baltes, en se dissociant en rameaux et en progressant de l’Antiquité jusqu’au haut Moyen Âge des steppes du sud de l’Ukraine vers d’autres régions aient adapté leurs croyances aux nouveaux espaces sacrés qui s’ouvraient à eux. C’est assez prévisible, donc, que tous les Baltes n’aient pas pratiqué des cultes homogènes. Pourtant, il semble que trois éléments au moins se retrouvent dans tout l’espace balte, c’est le culte de l’arbre (le chêne), du tonnerre (personnifié par Perkunas) et du serpent. Or, on ne peut s’empêcher, à l’évocation de ces éléments invariants (arbre, tonnerre, serpent), de penser à d’autres cultes ou mythes indo-européens (hittites, grecs, scandinaves), souvent d’ailleurs associés à une déesse suprême d’ordre solaire. Or vous évoquez justement Saulé, déesse du soleil du panthéon letton, dont on retrouve le fils Auseklis/Ausriné chez d’autres Baltes. Vous notez vous-même les équivalences avec les mythes des Saxons et des Scandinaves. Saulé est l’épouse de Dievs ou de Perkunas (trois noms indo-européens), son culte est entretenu par des «vestales», et elle «navigue la nuit dans une barque d’or». A partir de tels éléments, tout en faisant très attention à ne pas surinterpréter par un comparatisme sans nuances, ne serait-il pas possible de reconstituer un schéma très rudimentaire? Que les Orthodoxes aient voulu transformer Perkunas en saint Georges pourrait constituer un indice, puisque l’objectif – comme dans le cas d’Élie – est de diviser le mythe pour le retourner contre lui-même: il pourrait révéler que les évangélisateurs connaissaient une association Perkunas-Serpent, ou que le serpent, lié à l’arbre et à la féminité, ait été un trait d’union entre Perkunas et Saulé. L’association du serpent avec le dieu frappeur de l’orage ne serait pas étonnante dans la mesure où, de l’Orient jusqu’aux peuplades d’Amérique (et jusqu’au Petit Prince de Saint-Exupéry!), le serpent est assimilé à l’éclair et associé au tonnerre… ?
Sylvain Gouguenheim: Vous avez tout dit ! Le fonds indo-européen est évident ; les différences entre les religions des trois peuples sont également sensibles. Les croyances des Prusses sont les moins bien connues, ou étaient les moins développées ; celles de Lituaniens ont donné lieu à une véritable religion organisée. Le problème est que, avec les sources dont on dispose, on est à la fois en présence de croyances très anciennes, associées aux éléments naturels (arbre, eaux courantes ou jaillissantes ou même stagnantes), non personnifiées, non «divinisées» et aussi à des dieux authentiques. D’un côté donc la nature, source de vie, donc de sacré; de l’autre des panthéons en formation. Mais on ne retrouve pas exactement les mêmes dieux chez les Prusses, les Lettons et les Lituaniens. Perkunas/Perkun, équivalent du Pérun slave, dieu du tonnerre joue en effet un rôle très important; il maîtrise l’eau indispensable à la vie. Le culte des serpents est un phénomène majeur, très bien attesté pour la Lituanie, avec celui du feu (et le feu dépend en partie aussi de Perkunas dieu de l’orage donc de la foudre): les serpents sont liés au thème de la fertilité, des relations avec le monde souterrain, donc les morts et les ancêtres, de la résurrection etc. L’omniprésence de la déesse du soleil chez les Lettons est aussi un phénomène central, propre en effet aux cultes indo-européens. On peut trouver quelques analogies avec les divinités scandinaves, même si on ne dispose pas de l’éventail de mythes fourni par Snorri Sturlusson ou d’autres textes nordiques. La religion des «mères» si répandue dans le monde letton m’a aussi frappé. Je ne sais s’il faut l’associer à une forme de matriarcat social ou simplement à l’évocation des forces de vie, transmises par la maternité. La religion lituanienne se prête le mieux à une enquête comparative, que je n’ai fait qu’esquisser, et que j’aimerais poursuivre. On peut rappeler l’essentiel en quelques mots. Quatre dieux trônent au sommet de «l’Olympe» lituanien : Perkunas, dont de nombreux sites en hauteur portent le nom, et qui a le faucon pour compagnon ; Andaj-Andojas/Nunadievis-Nunadej, divinité tutélaire de l’eau, source de vie et dont le cheval est l’animal emblématique. Medeina-Mejdejn, associée au chien – donc à la chasse. Elle serait la déesse sylvestre gardienne des espaces sacrés, inviolables, une sorte d’Artémis-Diane lituanienne, que l’on appelait aussi Zvoruna (son nom viendrait du lituanien «medis» = «arbre»). Teljavel/Kalvelis, enfin, le maître du feu, forgeron des armes et dieu des funérailles, et qui empiète donc sur le domaine de Perkunas. Les animaux mentionnés (chien, cheval et faucon) sont ceux que l’on retrouve dans les tombes aux côtés de leur maître. Ce quatuor divin est constitué de trois dieux et d’une seule déesse, comme on l’observe en Scandinavie avec le groupe des dieux majeurs formé par Thor, Odin, Njörd et Freyja, ou dans le Panthéon romain avec Apollon, Jupiter, Mars et Minerve. Il faut noter la promotion de Teljavel, qui a pris la place du dieu souterrain, Velnias, écarté en raison de ses aspects malfaisants et diabolisé par les chrétiens: le feu a remplacé l’élément chthonien. Promu au rang de dieu souverain, il assiste Perkunas, ce dont rend compte l’essor des pratiques crématoires aux XIIIe et XIVe siècles.
LA BIÈRE, BREUVAGE « PAÏEN »?
Emmanuel Legeard : Ce que vous dites sur la consommation de la bière, tout au long de votre livre, me semble très intéressant, surtout qu’elle est paroxystique et semble indigner tous les chroniqueurs. On sait que la bière et le pain sont apparus avec l’agriculture. Et il semble, il est d’ailleurs logique, que la bière ait, dans toutes les cultures agraires primitives, une signification religieuse. D’abord parce qu’elle est fabriquée collectivement, donc qu’elle est le signe d’un lien social fort qui relie la communauté à la terre nourricière (d’où la «bière dans la bière, au sens de cercueil»?), ensuite parce qu’elle communique à l’homme un «esprit de vie» sous la forme de l’ivresse, enfin parce que sa fabrication est certainement toujours accompagnée de rituels (c’est pourquoi, sans doute, il est particulièrement criminel de jeter un sort contre la bière, que ce soit en Égypte ou sur la Baltique). On le constate au Proche-Orient où la production de bière a donné naissance aux premiers récipients en céramique comme ce fut le cas à l’âge du Cuivre en Europe centrale. Il semble, quand on vous lit, que l’usage de la bière chez les Baltes entre précisément dans ce cadre, puisque vous évoquez les sacrifices consacrés à Perkunas observés au début du XVIIe où l’on vide dans le feu un cratère empli de bière pour mettre fin à la sécheresse. Vous faites allusion aussi aux libations répandues sur le sol pour honorer la déesse de la terre associée à la fertilité, ou les tonneaux de bière offerts au dieu des champs et du blé. Peut-on, selon vous, attribuer à la bière chez les Baltes le même rôle religieux (au sens premier) que dans toutes les populations agraires primitives? Est-ce que le mobile profond du rejet de la bière par les missionnaires n’est pas inspiré par le statut païen de ce breuvage plutôt que par des considérations d’ordre hygiénique?
Sylvain Gouguenheim : Là encore vous avez tout dit ! Je suis persuadé que la réponse à votre question est positive. La bière est une boisson fermentée, pétillante aussi ; elle exprime donc la vie car la fermentation est une promesse et un signe de fertilité. On l’offre donc en libation aux dieux, pour se les concilier. Elle est en effet présente dans nos sources, à propos des pratiques paysannes, donc dans une période où la christianisation est censée l’avoir emporté. Il n’y en a pas beaucoup de traces dans les textes de l’époque de la conquête teutonique.
A la différence de la vigne, qui suppose de disposer des terrains nécessaires, qui exige un entretien spécifique, une attention constante, et des techniques de production à part – et qui en fait est aux mains des maîtres du sol, des seigneurs, donc de l’Ordre teutonique ou des grands-Ducs de Lituanie, la bière peut être fabriquée à partir des céréales disponibles. On la consomme en temps «normal», lors des fêtes et aussi, en effet, à l’occasion des rites funéraires. Elle accompagne finalement tous les rites de passage. Elle assure un lien social, même sans aller jusqu’à l’ivresse, qui semble pourtant recherchée si on en croit nos sources… Le partage de boissons fermentées dans un rituel religieux existait, on le sait, dans l’Égypte des Pharaons, dans la Grèce archaïque et classique, et se rencontre de par le monde, presque partout où des sociétés ont développé des croyances polythéistes. Ce n’est par conséquent pas une surprise de rencontrer la bière dans les cérémonies festives et religieuses, de même qu’on la sait présente chez les Celtes et les Germains (où elle était par excellence la boisson des guerriers).